La coopération nécessaire à l’émergence de la vie apparaît facilement

Image1
Crédit : UPV Spectroscopy Group Microwaver Region.

L’une des principales théories sur l’origine de la vie propose l’hypothèse selon laquelle la vie aurait évolué sous forme de réseaux coopératifs de molécules. Expliquer la coopération – et en particulier, son émergence en favorisant l’évolution des molécules porteuses de vie – est donc un élément clé pour décrire le passage de la non-vie à la vie. Deux chercheurs de l’Université de Montréal, membres du Centre de recherche en astrophysique du Québec (CRAQ), le professeur Paul Charbonneau et l’étudiant au doctorat Alexandre Champagne-Ruel, ont modélisé le « dilemme du prisonnier » pour étudier l’émergence de comportements coopératifs dans un contexte stochastique, spatialement étendu, de même que caractériser les effets de l’hérédité et de la variabilité.

Avec le lancement récent du Télescope Spatial James Webb, les astronomes sont plus proches que jamais d’une détection de la vie ailleurs dans l’Univers. En lien direct avec cet objectif se trouve celui poursuivi par d’autres scientifiques d’en arriver à expliquer la manière dont la vie elle-même serait apparue sur Terre et pourrait, par extension, apparaître sur d’autres mondes. La coopération est l’un des éléments clé qui ferait assurément partie d’une description universelle de la transition du non vivant au vivant : si de simples molécules constituent les fondements de la complexification ultérieure de la matière, alors ces dernières doivent agir en synergie au sein de systèmes unifiés où elles jouent leur part respective d’une manière coopérative.

Lorsque l’on pense à un système évolutif darwinien toutefois, la première idée qui nous traverse l’esprit n’est pas nécessairement celle de coopération. Dans la nature, les organismes sont souvent en compétition directe pour les ressources, et la vie se spécialise dans le fait d’occuper et défendre des niches contre les intrus. Quoiqu’il en soit, plusieurs formes de coopération en contexte naturel ont évolué au cours de l’histoire—les cellules d’un organisme ne compétitionnent clairement pas entre elles, les champignons peuvent prendre part à des interactions mutualistes avec d’autres êtres vivants, et ainsi de suite jusqu’à la société humaine.

Or expliquer la coopération chez des organismes de haut niveau requière d’invoquer des concepts   telle la sélection de parentèle, qui présument déjà d’un certain niveau de complexité biologique. En revanche, expliquer comment la coopération émerge d’entités simples est beaucoup moins aisé : en considérant le cas limite des théories de l’origine de la vie faisant l’hypothèse que la biologie aurait débuté par des réseaux restreints de molécules autoreproductrices, par exemple, comment peut-on en arriver à expliquer la coopération entre ces mêmes réseaux ? Il s’agit d’une question importante, et qui a par ailleurs motivé certaines simulations numériques récentes des chercheurs du CRAQ [1].

En faisant évoluer dans un environnement virtuel 2D des agents pouvant se comporter soit de manière coopérative, soit de manière parasitique, ils ont graduellement implémenté des éléments présumés d’un environnement prébiotique, débutant avec des populations simples d’agents pouvant coopérer ou non, et commettant des « erreurs » une certaine fraction du temps—définissant au passage un taux d’erreur— un reflet du fait que les environnements naturels propices au développement de la vie ont pu être sujets à des perturbations aléatoires. Sans surprise, les agents parasitiques dominèrent souvent—un résultat bien connu en théorie évolutive des jeux pour ce type de simulation. Toutefois, en rendant le taux d’erreur des agents héritable – et ce faisant rapprochant les simulations d’un environnement darwinien – les chercheurs ont remarqué que l’une des espèces d’agents émergeait beaucoup plus facilement du lot, un résultat déjà frappant en soi. Or un résultat plus surprenant encore a suivi l’inclusion d’une variabilité des taux d’erreurs – en analogie avec la variabilité biologique telle celle des mutations lors de la reproduction des organismes. Pour une plage importante de valeurs des paramètres du modèle, les coopérateurs envahissent alors soudainement le système pratiquement à chacune des simulations. Ainsi, dès qu’ils sont placés dans un environnement évolutif qui inclut l’héritabilité et la variabilité, les coopérateurs peuvent prospérer – même lorsque, de manière contre-intuitive, cet environnement est foncièrement compétitif et qu’il subit des perturbations externes importantes.

Ces résultats inattendus suggèrent une double conclusion. Premièrement, ils corroborent plusieurs suggestions mises de l’avant lors de travaux précédents sur l’origine de la vie selon lesquelles la transition du non vivant à la biologie serait similaire à plusieurs égards au phénomène de transition de phase en physique: comme la transition soudaine que subit l’eau lorsqu’elle atteint son point d’ébullition, cette invasion de la coopération requise pour que la vie puisse émerger se serait produite sous la forme d’un évènement brusque s’étant déroulé en un court intervalle de temps. Deuxièmement, ils suggèrent que, même en l’absence de génomes élaborés et d’organismes au comportement complexe, la coopération non seulement émerge spontanément, mais qui plus est, le fait d’une manière facile et robuste – même dans des environnements sujets à être perturbés. Par ailleurs, si la coopération émerge si facilement dans la nature, cela pourrait en retour suggérer que la vie pourrait donc aussi émerger dans des environnements défavorables – ceux-ci pouvant dès lors être détectés dans un futur proche par le télescope James Webb. Les conclusions que l’on pourrait adresser aux astrobiologistes se résumeraient ainsi de la manière suivante : ne négligez aucun indice, car la coopération naturelle (et donc, la vie !) pourrait apparaître n’importe où, même au sein d’environnements en apparence peu hospitaliers.

Contact :

Alexandre Champagne-Ruel
Département de Physique, Université de Montréal
alexandre.champagne-ruel@umontreal.ca

Référence :

[1] Alexandre Champagne-Ruel and Paul Charbonneau. A Mutation Threshold for Cooperative Takeover. Life, 12(2): 254, February 2022.  ISSN 2075-1729.  doi:  10.3390/life12020254. https://www.mdpi.com/2075-1729/12/2/254